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Réconciliation et obligation de la Couronne de veiller aux intérêts économiques des groupes autochtones

Auteur(s) : Sean Sutherland, Martin Ignasiak, c.r., Martin Ignasiak, KC

Le 25 octobre 2021

Le 15 octobre 2021, la Cour d’appel de l’Alberta a rendu sa décision dans l’affaire AltaLink Management Ltd. v. Alberta (Utilities Commission) (la décision AltaLink). Cette décision aborde l’obligation de la Couronne et des tribunaux administratifs de tenir compte des intérêts économiques des groupes autochtones dans leurs décisions. La décision AltaLink revêt une importance particulière pour la détermination de l’intérêt public à l’égard des services publics d’électricité, mais également de manière plus générale pour les décideurs des gouvernements et les tribunaux administratifs ayant un mandat d’intérêt public au Canada.

La décision AltaLink est d’autant plus importante en raison du moment où elle a été rendue. Elle arrive à un moment où de nombreux litiges sont en cours devant les tribunaux provinciaux et fédéraux touchant l’obligation de la Couronne de tenir compte des intérêts économiques des Autochtones et de les promouvoir.

Comme nous l’avons abordé dans un bulletin d’actualités précédent, la décision de juillet 2021 de la Cour fédérale dans l’affaire Ermineskin Cree Nation v. Canada (Environment and Climate Change) (la décision Ermineskin)[1] a infirmé la décision du ministre fédéral de l’Environnement et du Changement climatique du Canada (le ministre) de désigner des activités minières en vertu de la Loi sur l’Évaluation d’impact fédérale, sans procéder au préalable à une consultation sur les répercussions négatives de la décision sur les intérêts économiques de la Nation crie d’Ermineskin. La décision Ermineskin reconnaît expressément l’obligation de la Couronne de consulter les groupes autochtones qui détiennent des intérêts économiques qui découlent de droits ancestraux ou issus de traités, ou étroitement liés à ceux-ci.

Le gouvernement du Canada a porté la décision Ermineskin en appel, soutenant que la Cour fédérale a omis « [Traduction] d’interpréter adéquatement la jurisprudence sur les intérêts économiques et les droits ancestraux et issus de traités pour déterminer l’obligation de consulter » et que la désignation du ministre doit être rejetée[2].

Les mêmes enjeux seront abordés dans les affaires récemment portées devant la Cour d’appel de l’Alberta et la Cour d’appel fédérale afin d’infirmer les décisions de l’Alberta Energy Regulator (l’AER) et du ministre fédéral de refuser le projet de mine de charbon métallurgique (production d’acier) de Grassy Mountain.

Le présent bulletin d’actualités présente un résumé de la décision AltaLink, en mettant plus particulièrement l’accent sur l’honneur de la Couronne et la réconciliation dans le contexte des intérêts économiques des Autochtones.

La décision AltaLink

Contexte

La décision AltaLink découle de l’appel, par AltaLink Management Ltd. (AltaLink), de la décision de l’autorité de réglementation des services publics d’électricité de l’Alberta, appelée l’Alberta Utilities Commission (la commission). La commission a approuvé le transfert de lignes de transport d’électricité d’AltaLink à des sociétés en commandite contrôlées par la Nation Piikani (PiikaniLink LP) et la Tribu des Gens du Sang (KainaiLink LP), mais a déterminé que les transferts occasionneraient des coûts supplémentaires pour les consommateurs et a refusé de permettre à PiikaniLink LP et à KainaiLink LP de récupérer ces coûts dans leurs tarifs[3].

En 2010, AltaLink a fait passer des lignes de transport d’électricité sur les terres des réserves de la Nation Piikani et de la Tribu des Gens du Sang (ce qui représentait la trajectoire la plus directe et la plus économique), en échange de la possibilité pour les deux Nations d’obtenir des participations dans le projet et de participer au secteur du transport d’électricité. En 2012 et en 2014, la Tribu des Gens du Sang et la Nation Piikani ont exercé leurs options visant l’acquisition d’une participation de 51 % dans les lignes de transport passant sur leurs terres, et ces transferts devaient être effectués au moyen de contrats de société en commandite entre AltaLink, à titre de commandité, et les personnes morales de la Nation Piikani et de la Tribu des Gens du Sang. AltaLink a déposé une demande d’approbation des transferts auprès de la commission en 2017.

Déterminant qu’il n’y avait « aucun préjudice », la commission a approuvé le transfert, à la condition que les frais de vérification et d’audience connexes devant la commission ne soient pas refilés aux consommateurs de PiikaniLink LP et de KainaiLink LP. Dans sa décision, la commission a refusé de tenir compte de l’économie d’environ 32 millions de dollars réalisée en faisant passer les lignes de transport sur les terres des réserves. Elle a également refusé de tenir compte des avantages intangibles découlant du partenariat entre AltaLink et les Premières Nations – soit avoir accès à la main-d’œuvre des Premières Nations, renforcer les relations entre AltaLink et d’autres Premières Nations au Canada et aux États-Unis et soutenir l’alignement des intérêts d’AltaLink avec ces Premières Nations pour favoriser l’exploitation sécuritaire et fiable à long terme des actifs de services publics sur leurs terres. La commission a jugé que les preuves que ces avantages se matérialiseraient[4] n’étaient pas suffisantes et a conclu que les frais de vérification et d’audience n’étaient pas annulés, mais pouvaient être atténués à la condition qu’ils ne soient pas refilés aux consommateurs[5].

À titre de commandité de PiikaniLink LP et de KainaiLink LP, AltaLink a porté la décision de la commission en appel. Elle a fait valoir que la commission aurait dû tenir compte que les lignes de transport passant sur les terres des réserves apportent des économies pour les consommateurs et constituent un avantage pour le public. De plus, elle aurait dû tenir compte de ses obligations constitutionnelles découlant du principe d’honneur de la Couronne lorsqu’elle s’acquitte de son mandat d’intérêt public. Elle a en outre soutenu que la commission avait l’obligation de tenir compte de la réconciliation dans le contexte de l’intérêt public et de ses engagements internationaux au titre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

Cour d’appel de l’Alberta : le développement économique des réserves est d’intérêt public

Les juges Watson et Wakeling ont rédigé les motifs majoritaires de la décision AltaLink, en concluant que la commission avait tort d’ignorer l’économie découlant des lignes de transport passant sur les terres de la Nation Piikani et de la Tribu des Gens du Sang. En s’appuyant sur ces arguments, la majorité de la cour a jugé que PiikaniLink LP et KainaiLink LP devraient pouvoir recouvrer les frais supplémentaires de vérification et d’audience par leurs tarifs.

Même si les juges Watson et Wakeling n’ont pas directement abordé si la commission avait commis une erreur en omettant de tenir compte de l’honneur de la Couronne et de la réconciliation, ils ont précisé que la participation autochtone dans des occasions économiques sert l’intérêt public.

En particulier, les motifs majoritaires soutiennent que les projets qui font augmenter la possibilité d’activités économiques et créent des occasions d’emploi sur une réserve doivent être encouragés et relèvent de l’intérêt public[6]. Les juges Watson et Wakeling ont déclaré que les occasions d’emploi sur les réserves encouragent les résidents à poursuivre leurs études, et que les emplois et l’éducation demeurent essentiels pour améliorer la qualité de vie sur les réserves – en plus d’avoir des retombées positives pour les communautés autochtones, le Canada dans son ensemble et les générations futures[7]. Ils ont comparé la source inexploitée de main-d’œuvre des communautés autochtones au large afflux de femmes travailleuses durant la Seconde Guerre mondiale, ajoutant qu’une « [Traduction] main-d’œuvre diversifiée procure des avantages à toute la société ».

Prise en compte du principe de l’honneur de la Couronne et de la réconciliation

Le juge Feehan a ajouté des motifs concordants qui soutiennent totalement la décision de la majorité. Il a néanmoins abordé plus en détail les questions liées aux obligations de la commission envers les peuples autochtones et les entités de gouvernance qui les représentent devant la commission.

Le juge Feehan a défini l’honneur de la Couronne comme le principe directeur selon lequel les fonctionnaires de la Couronne doivent se comporter lorsqu’ils traitent avec des peuples autochtones. Le principe s’étend à la commission qui doit prendre des décisions sur des questions de droit et des questions constitutionnelles, et ce, dans l’intérêt public. Le juge Feehan explique que, dans l’affaire en délibéré, la commission a l’obligation de tenir compte de l’honneur de la Couronne dans son processus de prise de décision et de faire le nécessaire pour respecter l’honneur de la Couronne, en plus de comprendre que les obligations de la Couronne peuvent être interprétées de façon large et téléologique et varier selon le contexte et les circonstances.

L’explication du principe de réconciliation par le juge Feehan est d’autant plus marquante. Il décrit la réconciliation comme un « [Traduction] concept distinct de l’honneur de la Couronne qui comporte des dimensions juridiques et sociales ». En plus d’être l’objectif fondamental de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, elle couvre l’intérêt général du public et s’applique aux affaires qui touchent les peuples autochtones en dehors du contexte constitutionnel. Par conséquent, un tribunal administratif chargé d’un mandat d’intérêt public au sens large, comme la commission, doit aborder la réconciliation comme un concept social permettant de rétablir des liens entre les peuples autochtones et la Couronne, ce qui englobe expressément les intérêts des peuples autochtones à participer librement à l’économie et à disposer de ressources suffisantes pour s’autoadministrer de manière efficace. Cela signifie que les intérêts économiques des groupes autochtones doivent être pris en compte dans la détermination de l’intérêt public pour favoriser la réconciliation.

L’obligation de consultation qui incombe à la Couronne

Même si le gouvernement du Canada n’a cessé de promouvoir la réconciliation avec les communautés autochtones, il a précisé qu’il rejette l’idée d’inclure une obligation de la Couronne de tenir compte des intérêts économiques des communautés autochtones dans son pouvoir légal de prise de décisions et son mandat de consultation énoncé dans la constitution. Le gouvernement a porté la décision Ermineskin en appel, soutenant, entre autres choses, que la Cour fédérale a omis d’interpréter adéquatement la loi sur les intérêts économiques et les droits ancestraux et issus de traités pour déterminer l’obligation de consulter. Cette position est soutenue par un rapport de consultation publié récemment par l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (l’agence), qui informe le ministre qu’une décision empêchant un projet d’aller de l’avant n’entraînerait pas une obligation de consultation de la Couronne, même lorsque la Couronne a connaissance d’ententes entre le promoteur et les groupes autochtones touchés[8]. Par conséquent, la position du gouvernement du Canada semble être que les répercussions économiques pour les communautés autochtones découlant de décisions de la Couronne sortent du champ d’application de la réconciliation et n’entraînent aucune obligation de consultation de la Couronne.

Répercussions

Les motifs majoritaires et concordants de la décision AltaLink s’avèrent importants pour la Couronne et les tribunaux administratifs et ont de grandes répercussions sur les affaires actuellement devant les tribunaux fédéraux et provinciaux. Des enjeux similaires seront soulevés au cours des prochains mois tandis que le gouvernement du Canada présente son appel de la décision Ermineskin, et lorsque la Cour fédérale et la Cour d’appel de l’Alberta détermineront si l’AER et le ministre auraient dû consulter les Premières Nations du Traité no 7 au sujet de leurs intérêts économiques dans le projet de mine de charbon métallurgique de Grassy Mountain.

Les promoteurs et les communautés autochtones devraient suivre cette affaire de près, car elle aura certainement des répercussions sur les décisions portant sur le développement économique futur et les manières d’obtenir une certitude réglementaire et économique. L’appel du gouvernement du Canada de la décision Ermineskin, en particulier, aura des répercussions profondes sur l’avenir de la réconciliation au Canada.

 

[1] 2021 FC 758.

[2] Avis d’appel, Cour d’appel fédérale, dossier A-254-21 (déposé le 29 septembre 2021).

[3] Décision de la commission, no 22612-D01-2018.

[4] Décision AltaLink, paragraphes 37–41.

[5] Décision AltaLink, paragraphe 41.

[6] Décision AltaLink, paragraphe 59.

[7] Décision AltaLink, paragraphes 60-75.

[8] Agence d’évaluation d’impact du Canada, Rapport de consultation : Projet de mine de charbon Grassy Mountain (Alberta) (mise à jour le 22 juillet 2021), consulté en ligne sur le site de l’AÉIC : https://iaac-aeic.gc.ca/050/documents/p80101/140987F.pdf, p. 12.