Auteurs(trice)
Associée, Litige; Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Toronto
Coprésidente nationale, Calgary
Dans ce bulletin d’actualités
- Dans une décision majoritaire à quatre contre un, la Cour d’appel de l’Alberta a statué que la loi fédérale relative à la taxe sur le carbone (la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (la Loi)) est inconstitutionnelle.
- Cette décision vient alimenter le débat juridique et politique en cours relativement à la taxe fédérale sur le carbone, tout en faisant poindre l’incertitude quant à la constitutionnalité de la Loi.
- La Cour d’appel de l’Alberta est la première à conclure que la Loi est inconstitutionnelle.
- À l’heure actuelle, on ignore si le procureur général du Canada en appellera de la décision de la Cour d’appel de l’Alberta, et l’incidence qu’aurait un tel appel sur le moment où seront interjetés des appels connexes devant la Cour suprême du Canada (qui devraient être instruits en mars 2020).
Introduction
La Cour d’appel de l’Alberta (par une majorité de quatre juges contre un) a statué que la loi fédérale relative à la taxe sur le carbone (la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (la Loi) est inconstitutionnelle : Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act (disponible en anglais seulement). La Cour a déclaré que la Loi excède la compétence du gouvernement fédéral et que le pouvoir fondé sur « la paix, l’ordre et le gouvernement » (POBG) dans l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 n’habilite pas le Parlement à légiférer en matière d’émissions de gaz à effet de serre (GES).
Bien que la Cour d’appel de l’Alberta soit la troisième cour d’appel à se pencher sur la constitutionnalité de la Loi, c’est la première à conclure à son inconstitutionnalité. En fait, la majorité des cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario avaient auparavant tranché que la Loi est inconstitutionnelle. Les bulletins d’actualités Osler concernant les décisions d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario se trouvent ici, ici et ici.
La décision de la Cour d’appel de l’Alberta alimente le débat juridique et politique en cours relatif à la taxe fédérale sur le carbone, tout en faisant poindre l’incertitude quant à la constitutionnalité de la Loi. Il ne fait aucun doute que ces questions constitutionnelles complexes devront être tranchées par la Cour suprême du Canada, qui devrait entendre les appels de la Saskatchewan et de l’Ontario en mars 2020.
La Loi
Comme nous l’avons mentionné précédemment, la Loi permet aux provinces et aux territoires d’édicter leurs propres politiques visant l’atteinte d’objectifs en matière de réduction des émissions. Elle a pour but d’imposer un prix unique sur le carbone dans l’ensemble du Canada à l’aide d’un « filet de sécurité » : le gouvernement fédéral instaurera son propre système de tarification du carbone dans toute province où le Cabinet estime que le régime local manque de rigueur.
La Loi dispose de deux mécanismes pour faire respecter le prix fédéral « de référence » du carbone :
- Une « taxe sur le carburant » imposée aux distributeurs et aux producteurs, qui est habituellement transmise aux consommateurs (partie 1 de la Loi).
- Une taxe calculée au moyen d’un système de tarification fondé sur le rendement et imposée aux installations industrielles lourdes en fonction de leurs émissions de GES supérieures à une norme sectorielle (partie 2 de la Loi).
Comme le soulignaient les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta, l’effet combiné des parties 1 et 2 porte essentiellement sur l’ensemble du secteur pétrolier et gazier, des puits de faible importance jusqu’aux grandes installations.
Les points de vue des parties
Le procureur général de l’Alberta, appuyé par les procureurs généraux de la Saskatchewan, de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, ainsi que par SaskPower, SaskEnergy et la Fédération canadienne des contribuables, a soutenu ceci : (i) la Loi est inconstitutionnelle et ne relève pas de l’intérêt national en vertu du pouvoir fondé sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement; (ii) le caractère véritable de la Loi est la réglementation des émissions de GES : (iii) accorder au gouvernement fédéral le pouvoir exclusif sur une telle question aux termes de la théorie de l’intérêt national constituerait une ingérence dans la compétence de la province à réglementer ses propres ressources naturelles.
Le procureur général du Canada a défendu la constitutionnalité de la Loi en se fondant uniquement sur le fait qu’elle relève de l’intérêt national en vertu du pouvoir fondé sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Le Canada a défini la question de l’intérêt national comme « établissant de normes nationales minimales qui sont inhérentes à la réduction des émissions des GES à l’échelle du pays ». Le procureur général du Canada avait l’appui du procureur général de la Colombie-Britannique, de Climate Justice Saskatoon, de la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, de l’Assemblée des Premières Nations, de l’Association canadienne de santé publique, de l’International Emissions Trading Association et de la Fondation David Suzuki.
La décision
La juge en chef Fraser a rédigé une opinion en son nom et au nom des deux autres juges (Watson J.C.A. et Hughes J.C.A.). Le juge Wakeling a rédigé une opinion distincte, concordant avec le résultat. Seul le juge Feehan était dissident; il a conclu que la Loi était valide, pour les raisons soutenues par les cours d’appel majoritaires de la Saskatchewan et de l’Ontario. Ainsi, l’analyse de la juge en chef Fraser constitue l’analyse principale et sera le point central du présent bulletin d’actualités Osler.
L’essence de la Loi : la réglementation des émissions de GES
Après avoir examiné l’objet de la Loi (atténuer les changements climatiques) et ses effets plus restreints, les juges majoritaires ont défini le sujet de la Loi comme étant la « réglementation des émissions de GES ». Les juges majoritaires ont rejeté toute distinction significative pouvant être établie entre un sujet décrit comme la « réglementation des GES », « l’effet cumulatif des émissions de GES », « l’établissement de normes nationales minimales en matière d’émissions de GES », etc.; ils ont plutôt conclu que le véritable sujet de la Loi est, à tout le moins, la réglementation des émissions de GES.
Les juges majoritaires ont ensuite conclu que le sujet de la Loi ne relève pas d’une compétence attribuée au Parlement par la Constitution, mais plutôt de plusieurs compétences provinciales, notamment : (i) le pouvoir provincial exclusif d’exploiter et de gérer les ressources naturelles (art. 92A); (ii) les droits exclusifs des provinces en tant que propriétaires de leurs ressources naturelles (art. 109); (iii) le pouvoir des provinces à l’égard de la propriété et des droits civils (art. 92(13)); (iv) le pouvoir des provinces à l’égard des nuisances et de l’intrusion, en tant que sous-ensembles de leur compétence exclusive en matière de propriété et de droits civils; (v) le pouvoir des provinces de légiférer en matière de pollution, relativement à la gestion des terres publiques (art. 92(5)); (vi) le pouvoir des provinces de taxer la consommation de produits polluants, tels que l’essence (art. 92(2)). Les juges majoritaires ont également souligné l’importance des pouvoirs exclusifs des provinces à l’égard des ressources non renouvelables et de la production d’électricité, ce qui avait fait l’objet de négociations laborieuses entre la Saskatchewan, l’Alberta et le gouvernement fédéral en 1982.
Finalement, les juges majoritaires ont conclu que le législateur tentait, en vertu de cette Loi, de forcer les gouvernements provinciaux à exercer leur compétence d’une certaine manière et en conformité avec les choix de politique et les échéanciers que préfère le gouvernement fédéral. Bien que le Parlement ait le pouvoir de faire ce qu’il veut dans son domaine de compétence, les juges majoritaires ont conclu qu’à l’exception d’une situation d’urgence nationale, il ne peut pas faire usage des pouvoirs réservés exclusivement aux provinces pour réglementer les émissions de GES assujetties à la compétence provinciale. Et le Parlement n’a pas, non plus, le droit constitutionnel d’exiger des provinces ou de leur imposer qu’elles adoptent des lois conformes à ses choix politiques (la tarification du carbone) visant des personnes et des secteurs d’activité relevant de la compétence provinciale. Ultimement, la Cour a conclu que chaque ordre de gouvernement a un rôle important à jouer dans la réduction des émissions de GES, et doit accepter le fait que différents législateurs aient différents points de vue et politiques.
Dans cette conclusion, les juges majoritaires ont expressément exclu de leur opinion la réglementation des émissions de GES des travaux ou des entreprises fédéraux, qui relèvent de la compétence du gouvernement fédéral. De même, dans sa décision concordante, le juge Wakeling a souligné que le Parlement n’est pas dépourvu du pouvoir législatif d’adopter des lois destinées à réduire le risque d’émissions de GES. En fait, il a noté que le Parlement dispose d’un ensemble de pouvoirs législatifs dont l’exercice pourrait avoir une incidence sur ceci : (i) les émissions de GES d’entreprises essentiellement assujetties à son pouvoir législatif (notamment, les compagnies aériennes, les chemins de fer, les entreprises d’énergie atomique, les entreprises de camionnage et de transport par autocar interprovinciales, les télécommunications, les banques, les travaux déclarés comme étant dans l’intérêt général du Canada et des institutions fédérales); (ii) la conduite des personnes et des entreprises qui, par ailleurs, ne sont pas assujetties au pouvoir fédéral (notamment au moyen de législation en matière de fiscalité et de criminalité). Ce raisonnement laisse entendre que les juges majoritaires ont conclu que le point de vue du gouvernement fédéral, selon lequel il a besoin de disposer d’un pouvoir exclusif pour réglementer les émissions de GES, était quelque peu fallacieux, étant donné que le Parlement n’avait pas tenté de réglementer les émissions de GES dans les secteurs qui étaient manifestement de compétence fédérale.
La théorie de l’intérêt national ne s’applique pas à la Loi
Les juges majoritaires ont ensuite statué que la réglementation des émissions de GES ne peut être admise comme étant de compétence fédérale aux termes de la théorie de l’intérêt national, car cela « modifierait à jamais l’équilibre constitutionnel qui existe entre la compétence accordée au Parlement et les assemblées législatives provinciales dans l’État fédéral canadien ». Les juges majoritaires ont conclu que le gouvernement fédéral ne peut pas invoquer la théorie de l’intérêt national pour réquisitionner des questions relevant exclusivement des provinces, à moins qu’une question ne dépasse les limites du « caractère local ou privé dans une province » et ne devienne une question d’intérêt général à l’échelle du pays.
Puis, les juges majoritaires ont noté qu’aucune des six affaires dans lesquelles la théorie de l’intérêt national, d’origine purement judiciaire, a été invoquée avec succès ne prévoyait de prise en charge intégrale d’un ensemble de compétences et de droits provinciaux bien définis, alors que la Loi le fait. Les juges majoritaires ont noté qu’il n’existe aucun principe permettant d’étendre judiciairement les compétences du gouvernement fédéral en vue de concentrer d’aussi grands pouvoirs de légiférer au Parlement.
Les juges majoritaires ont ensuite décrit la Loi comme « un cheval de Troie constitutionnel », renfermant de vastes pouvoirs discrétionnaires que le gouvernement fédéral s’est réservés (et dont les limites n’ont pas encore été révélées). De toute façon, les juges majoritaires ont conclu que pratiquement tous les aspects de l’exploitation et de la gestion des ressources naturelles par les provinces, tous les secteurs d’activité provinciaux et tous les actes des citoyens dans une province seraient assujettis à la réglementation fédérale en vue de réduire les émissions de GES. La Loi aurait essentiellement préséance sur les pouvoirs provinciaux en vertu des articles 92A, 92(13) et 109 de la Constitution; par conséquent, les parties 1 et 2 de la Loi ont été déclarées entièrement inconstitutionnelles.
Conclusion
On ignore encore si le procureur général du Canada fera appel de la décision de la Cour d’appel de l’Alberta, ou l’incidence qu’aurait un tel appel sur le moment où les appels connexes seraient interjetés auprès de la Cour suprême du Canada (qui sont actuellement prévus pour mars 2020). Quoi qu’il en soit, le raisonnement des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta fournira des munitions supplémentaires aux opposants à la taxe fédérale sur le carbone, et les procureurs généraux de la Saskatchewan et de l’Ontario l’invoqueront sans nul doute dans leurs appels en instance. Ultimement, étant donné les approches diamétralement opposées adoptées par les trois cours d’appel (et les fortes dissidences dans chacun des cas), il ne fait aucun doute que la Cour suprême du Canada devra faire face à ces questions constitutionnelles complexes, en vue de fournir des éclaircissements nécessaires sur la portée des pouvoirs du gouvernement fédéral en matière de réglementation des émissions de GES.