Auteurs : Jeremy Fraiberg et Alex Gorka
Les lois canadiennes sur les sociétés imposent deux obligations principales aux administrateurs, notamment un devoir fiduciaire et un devoir de diligence. Les administrateurs ne peuvent déléguer ces obligations à des tiers par voie contractuelle et ils sont susceptibles d’être tenus personnellement responsables en cas de manquement à ces obligations.
Les administrateurs sont les fiduciaires de la société. Ce principe de longue date fait partie des lois sur les sociétés par actions et se reflète à travers l’exigence que les administrateurs agissent « avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société » dans l’exercice de leurs pouvoirs et l’exécution de leurs fonctions.
Bien que l’affaire BCE Inc. ne soutienne pas expressément que l’on doive maximiser la valeur des actions, les actionnaires ont naturellement beaucoup à perdre ou à gagner dans une opération de changement de contrôle et ils s’attendent raisonnablement à ce que les administrateurs accordent une importance considérable à leurs intérêts au moment d’examiner une proposition d’acquisition.
La Cour suprême du Canada a décrit la portée du devoir fiduciaire dans l’affaire BCE Inc. Les principes clés de cette décision sont les suivants :
- le devoir fiduciaire est envers la société, et aucune autre partie intéressée;
- le devoir fiduciaire des administrateurs est un concept large et contextuel; il ne se limite pas au profit à court terme ou à la valeur des actions; dans le contexte où la société est en exploitation, le devoir fiduciaire vise les intérêts à long terme de la société; son contenu varie selon la situation;
- pour déterminer s’il agit au mieux des intérêts de la société, il peut tenir compte des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement, entre autres intérêts, au moment de prendre une décision;
- l’obligation des administrateurs d’agir au mieux des intérêts de la société inclut le devoir de traiter de façon juste et équitable chaque partie intéressée touchée par les actes de la société en se fondant sur les attentes légitimes de celles-ci;
- en cas de conflit d’intérêts, les intérêts de l’un ne doivent pas primer sur ceux de l’autre. Plus particulièrement, contrairement à la norme Revlon établie en vertu des lois du Delaware, les intérêts des actionnaires à maximiser la valeur de leurs actions ne priment pas sur ceux d’autres parties intéressées dans le cadre d’une opération de changement de contrôle. Tout dépend des particularités de la situation dans laquelle se trouvent les administrateurs et de la question de savoir si, dans les circonstances, ils ont agi de façon responsable dans leur appréciation commerciale et ont résolu le conflit d’intérêts de façon juste et équitable après avoir établi objectivement les attentes raisonnables des parties intéressées.
Bien que l’affaire BCE Inc. ne soutienne pas expressément que l’on doive maximiser la valeur des actions, les actionnaires ont naturellement beaucoup à perdre ou à gagner dans une opération de changement de contrôle et ils s’attendent raisonnablement à ce que les administrateurs accordent une importance considérable à leurs intérêts au moment d’examiner une proposition d’acquisition. Par conséquent, la question de savoir si une proposition d’acquisition offre la meilleure valeur raisonnablement susceptible d’être obtenue pour les actionnaires devrait demeurer au centre des discussions des administrateurs. Cela est d’autant plus important que l’approbation des actionnaires est nécessaire à la réalisation de l’opération et que la plupart des lois sur les sociétés par actions au Canada confèrent aux actionnaires le droit d’intenter une action contre une société et les administrateurs de celle-ci pour cause d’abus si les intérêts des actionnaires ont été injustement ignorés.
Devoir de diligence
En exerçant leurs fonctions, les administrateurs doivent agir « avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente ». Cette norme de prudence peut être atteinte par tout administrateur qui consacre le temps et l’attention raisonnables aux affaires de la société, et qui fait preuve d’une appréciation commerciale informée. La norme de prudence est mesurée par rapport à la norme objective de ce qu’une personne raisonnablement prudente ferait en pareilles circonstances. Le défaut de satisfaire à la norme est souvent le résultat d’une certaine passivité et de l’omission de se renseigner.
Dans l’affaire BCE Inc., la Cour suprême du Canada a confirmé l’existence d’une « règle de l’appréciation commerciale » canadienne, en vertu de laquelle les tribunaux respecteront les décisions commerciales des administrateurs, pourvu qu’elles s’inscrivent dans un éventail de solutions raisonnables possibles. Les tribunaux font preuve de retenue à l’égard des décisions des administrateurs qui sont prises de bonne foi en l’absence de conflit d’intérêts, dans la mesure où les administrateurs ont effectué une enquête raisonnable, ont évalué les autres solutions et ont agi de façon juste.
L’appréciation commerciale des administrateurs ne sera pas scrutée à la loupe par les tribunaux et ceux-ci ne substitueront pas leur point de vue à celui des administrateurs, même si les événements subséquents démontrent que les administrateurs n’ont pas pris la meilleure décision.
Création d’un comité spécial
Relativement à la question de savoir si le devoir de diligence a été effectivement rempli, un critère déterminant est celui de savoir si un conseil d’administration devrait créer un comité spécial d’administrateurs indépendants pour examiner et évaluer une offre publique d’achat ou une proposition d’acquisition crédible.
Dans le cas où l’opération présente un réel conflit d’intérêts qui déclenche les protections procédurales prévues au Règlement 61-101 (par exemple, parce que l’acquéreur éventuel est une partie liée à la société cible), un comité spécial composé d’administrateurs indépendants, de conseillers financiers et de conseillers juridiques indépendants devrait être créé, et cela pourrait s’avérer obligatoire pour examiner une proposition d’acquisition, superviser et diriger les négociations et formuler des recommandations au conseil.
Dans les cas de conflit d’intérêts potentiels, par exemple de dirigeants perçus comme étant susceptibles d’avoir été influencés par leur volonté de conserver leur emploi, le conseil devra choisir la meilleure façon de traiter le conflit. Dans certains cas, le conflit pourra être traité en excluant la direction et tout administrateur concerné par le conflit, le cas échéant, des discussions du conseil se rapportant au conflit, de la façon jugée appropriée selon la situation. Et, dans d’autres cas, le conseil peut choisir de créer un comité spécial. Les tribunaux canadiens voient d’un bon œil la création de comités spéciaux pour gérer les conflits d’intérêts potentiels.
Un comité spécial peut également être souhaitable du point de vue pratique, si les compétences des administrateurs, leur emploi du temps et leur disponibilité le permettent.
Recours en cas d’abus
En cas de recours fondé sur l’abus, la compétence des tribunaux est large si l’on démontre au tribunal que les pouvoirs des administrateurs ont été exercés d’une manière qui « abuse des droits des détenteurs de valeurs mobilières ou se montre injuste à leur égard en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts ». Bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’un demandeur établisse que les administrateurs ont manqué à leur devoir fiduciaire pour obtenir gain de cause dans le cadre d’un recours fondé sur l’abus, la capacité de démontrer que les administrateurs ont agi conformément à leurs devoirs fiduciaires contribuera de façon importante à protéger le conseil d’administration contre de telles allégations.
L’objectif du recours est de protéger les attentes raisonnables des actionnaires et autres parties intéressées, offrant au tribunal (comme l’explique la Cour suprême du Canada dans l’affaire BCE Inc.) « un vaste pouvoir, en equity, d’imposer le respect non seulement du droit, mais de l’équité ». Pour établir si la décision du conseil d’administration est abusive, le tribunal doit obligatoirement évaluer l’incidence de la décision d’affaires prise par le conseil.
Si le tribunal juge qu’il y a eu abus, il peut rendre une ordonnance pour remédier à l’abus ou à la situation injuste s’il le juge approprié.
Lorsqu’une société possède des titres de créance ou de participation en circulation qui ne sont pas visés par l’offre publique d’achat, un soin particulier doit être porté aux intérêts des porteurs de ces titres afin de s’assurer qu’ils ont été pris en considération.
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En savoir plusActes des administrateurs après une proposition d’acquisition
À la lumière des principes énoncés précédemment, dans la formulation d’une réponse à une proposition d’acquisition, les administrateurs doivent être en mesure de démontrer qu’ils ont exercé leur jugement en connaissance de cause, après avoir fait les enquêtes et les analyses raisonnables compte tenu des circonstances, et être raisonnablement fondés de croire que leurs actes servent au mieux les intérêts de la société. Rien n’oblige une société qui a reçu une proposition d’acquisition à négocier avec un acquéreur éventuel ni à établir un processus de vente en particulier.
Si le conseil d’administration estime être dans l’intérêt de la société d’envisager une éventuelle vente de la société, il n’existe pas une seule et unique façon pour les administrateurs de la réaliser. La règle de l’appréciation commerciale laisse une grande latitude au conseil d’administration quant à l’établissement du processus de vente, pourvu que les administrateurs prennent une décision éclairée. Habituellement, les administrateurs solliciteront les conseils des conseillers financiers et des conseillers juridiques de la société.
Le conseil d’administration pourrait donc choisir de prendre un engagement exclusif avec un acquéreur éventuel, sans effectuer au préalable une analyse du marché pour trouver d’autres acheteurs potentiels ou sans faire une mise aux enchères. Ou encore, le conseil d’administration pourrait décider qu’il est préférable de procéder à une analyse du marché compte tenu des circonstances. Le conseil d’administration pourrait également envisager de faire une mise aux enchères, mais il n’y est pas tenu par la loi. Le conseil d’administration exercera son jugement en se fondant, notamment, sur les modalités de la proposition d’acquisition, le fait que l’acquéreur éventuel exige ou non l’exclusivité comme condition à la poursuite des négociations, l’ensemble des autres acheteurs possiblement intéressés, l’incidence du processus sur les activités de la société et la nature du processus qui est raisonnablement le plus susceptible d’entraîner les meilleurs résultats pour les actionnaires ainsi que pour les autres parties intéressées de la société.
Les mêmes principes s’appliquent lorsqu’une société fait l’objet d’une offre publique d’achat hostile. Une société n’est pas obligée de vendre. Toutefois, comme les actionnaires ont ultimement la capacité de déposer leurs actions en réponse à une offre, les administrateurs n’ont pas d’autre choix que d’étudier les différentes options disponibles pour maximiser la valeur pour les actionnaires, notamment rester indépendant, éventuellement vendre à un tiers ou accepter une offre plus élevée d’un initiateur hostile.
Mesure de protection de l’opération et mesures de défense
Au Canada, il est courant d’inclure une mesure de protection de l’opération dans la convention d’arrangement ou dans la convention de soutien (dans le cas d’une offre publique d’achat) et il est fréquent que les conseils d’administration adoptent certaines mesures de défense en réaction à des offres hostiles. Cette mesure de protection de l’opération et ces mesures de défense peuvent faire l’objet d’un examen par un ou plusieurs tribunaux, par les autorités en valeurs mobilières ou par la bourse de valeurs mobilières concernée (lorsque des actions ou des droits d’acquérir des actions sont émis). La contestation des actes posés par le conseil d’administration de la société cible assujettis à son devoir fiduciaire et à son devoir de diligence sera habituellement présentée au tribunal puisque, en vertu des lois sur les sociétés par actions applicables, les devoirs du conseil sont des devoirs envers la société. Malgré le fait que le tribunal soit l’autorité compétente pour déterminer si les administrateurs se sont bien acquittés de leurs devoirs, les autorités en valeurs mobilières possèdent un vaste pouvoir discrétionnaire leur permettant d’examiner les actes du conseil d’administration d’une société cible dans le cadre de leur mandat de protéger l’intégrité des marchés financiers. Les autorités en valeurs mobilières ont publié des lignes directrices aux termes de l’Instruction générale 62-202 sur les mesures de défense contre une offre publique d’achat, selon lesquelles ils mettent en garde les participants aux marchés financiers qu’ils sont prêts à examiner, dans certains cas particuliers, les mesures de défense mises en place, afin de déterminer si elles portent atteinte aux droits des actionnaires.
Parmi les mesures de protection souvent utilisées dans le cadre d’une opération soutenue par le conseil d’administration figurent les dispositions de non-sollicitation (« d’exclusivité »), aux termes desquelles une société cible convient de ne pas solliciter ou négocier d’autres offres, ainsi que l’engagement de recommander l’opération ainsi soutenue et de verser une indemnité de rupture des négociations si la convention devait être résiliée dans certaines circonstances. Les dispositions de non-sollicitation permettent généralement au conseil d’administration dans l’exercice de son devoir fiduciaire de négocier avec un initiateur concurrent qui ferait une proposition d’acquisition non sollicitée susceptible d’être supérieure à la proposition déjà à l’étude. Une clause de retrait par devoir fiduciaire permet également au conseil d’administration de revenir sur sa recommandation antérieure et de conclure une convention de soutien relative à l’offre supérieure. Ce qui fait qu’une proposition soit supérieure à une autre est une question négociable, mais on exige presque toujours que la proposition d’acquisition soit plus avantageuse sur le plan financier, pour les actionnaires de la société cible, que la proposition existante. Le versement d’une indemnité de rupture est permis en vertu des lois canadiennes, à la condition que l’indemnité permette d’établir un équilibre commercial raisonnable entre l’effet négatif potentiel de ces frais en tant qu’inhibiteur d’enchères et leur effet positif en tant que stimulateur d’enchères (y compris si l’indemnité était nécessaire pour provoquer une offre concurrente). L’indemnité de rupture représente habituellement entre 2 % et 4 % de la valeur nette réelle de l’opération.
Pour composer avec les offres hostiles, les conseils d’administration de sociétés cibles ont également recours à diverses mesures de défense. La plus répandue est l’utilisation de régimes de droits ou des « pilules empoisonnées » dont il a été question précédemment. D’autres mesures de défense sont l’émission de titres rachetés afin de diluer l’offre de l’initiateur ou de l’initiateur éventuel (souvent en remettant ces titres entre les mains de personnes « de confiance »), la vente d’actifs, la restructuration ou encore le blocage par option d’achat d’actif.